Le Laboratoire art et époque est piloté par La Compagnie Théâtre Inutile et Miguel Benasayag.
Séminaire – 7 mars 2016
Persona
Ce séminaire va en grande partie s’appuyer sur l’exposition Persona, étrangement humain qui a lieu en ce moment et jusqu’au 13 novembre 2016 au Musée du Quai Branly (toutes les infos ici).
La définition de la personne varie suivant les époques et les cultures. La personne est ce qui est animé ou qui participe de l’animation. Dans les cultures animistes, une montagne est une personne, un animal est une personne, un caillou est une personne ; la question de l’âme n’y est donc pas le monopole de l’humain. Le profond remaniement actuel consiste dans le fait que nous allons intégrer les machines, les prothèses, les robots dans le processus de personnification. Notre hybridation est bien réelle.
Dans ces conditions, quid de l’humain ? Quid de l’humanité ?
Nous proposons de marquer l’émergence de « l’humanité » dans l’histoire de l’Homme à partir du moment où il enterre ses morts : les rites mortuaires sont le signe que le corps de l’homme n’est pas comme n’importe quel autre corps, et qu’on ne peut pas le réincorporer au cycle naturel (n’en déplaise aux vers et aux corbeaux) n’importe comment. On traite donc le corps comme s’il n’en était pas un : le rite mortuaire est ce geste par lequel l’humain s’exile, en tant que personne, de l’espèce humaine.
Et c’est exactement ce qui se produit aujourd’hui dans la technoscience. Des machines, des robots, des objets digitaux sont placés dans le « sac-personne » avec pour projet de créer un monde post-organique, libéré des contraintes induites dans le champ biologique (vieillesse, maladie, gestation, sexuation…).
Ce projet est vieux comme Platon ! Les sens nous trompent, la chair est corruptible. Nous évoquons Michel Foucault pour qui toute utopie se base sur la haine du corps. Or l’utopie actuelle est celle de la digitalisation, de l’amélioration, de la quantification et de la modélisation du vivant.
Nous évoquons également Galilée, pour qui la question était de savoir comment représenter des formes par des calculs. Par exemple, le cube est une forme géométrique, et en cela il fait partie du champ biologique. Cependant, nous disposons de la formule mathématique du cube, c’est-à-dire d’un modèle du cube dans le champ des mixtes ; c’est-à-dire d’un « cube » séparé de son principe intensif, réduit à sa seule existence mathématique, et ainsi supposément maîtrisé.
Or, dans les mathématiques même, tout n’est pas calculable (cf Türing, Gödel, Poincaré…). Giuseppe Longo, mathématicien, qui est intervenu lors d’un laboratoire artistique, travaille justement sur tout ce qui n’est pas codifiable.
Or, la digitalisation, qui est exclusion de tout ce qui n’est pas quantifiable, mesurable et modélisable, c’est l’émergence d’une technologie en mesure de déconstruire le champ organique.
Résumons : la « personne », produit d’une construction psychosociale, douée d’une intériorité, d’un principe de non-simultanéité et d’une authentique multi-dimensionnalité, se trouve réduite aujourd’hui en un profil dont l’immédiateté est modélisable, gouverné par le double principe de prédictibilité et de transparence.
Dans ces conditions, quid de l’art et des artistes ? L’artiste est en effet peu prédictible car il utilise les outils et la technique de manière transgressive.
Nous terminons cette première partie en évoquant le lien entre les rythmes (biologiques, telluriques) et les rites. Le temps linéaire (celui de la montre) s’est objectivé à tel point qu’il réduit à lui seul la perception du Temps. Or les corps ont des processus, des devenirs, qui n’ont rien de linéaire mais sont très divers. Marx explique ainsi que l’aliénation au cœur du capitalisme réside dans le fait que nous vendons du temps de travail (linéaire) plutôt que notre travail (processus).
L’Anthropocène
Bastien Bony nous propose une communication sur l’Anthropocène.
L’Anthropocène est un terme de chronologie géologique proposé pour caractériser l’époque de l’histoire de la Terre qui aurait débuté depuis que les activités humaines ont un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Cette époque succéderait à l’holocène caractérisé par une période géologique et climatique stable. « Succéderait » car, du 24 au 28 avril 2016, se tiendra à Oslo une rencontre au terme de laquelle une quarantaine de chercheurs indiqueront s’il y a lieu ou non d’officialiser le concept.
On date les débuts de l’Anthropocène avec l’invention de la machine à vapeur en 1784 et l’origine de la carbonisation de notre atmosphère.
Les caractéristiques principales de l’Anthropocène ne sont que de bonnes nouvelles : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité, quantification et modélisation de données…
En guise de conclusion, Miguel se demande si l’espèce humaine, en tant qu’espèce, pourra aimer autant la vie au point que la vie continuera sans les humains et nous propose de méditer sur ce thème, à savoir mettre en suspension les mixtes de la pensée pour la vie elle-même.