Le laboratoire art et époque est piloté par La Compagnie Théâtre Inutile et Miguel Benasayag.

Restitution publique / conférence du laboratoire artistique

13 juin 2016

Maison de la Culture d’Amiens

19h30

entrée libre

Pour ce dernier séminaire du Laboratoire Art et époque, nous rappelons l’enjeu de notre recherche, à savoir observer dans quelle mesure l’art est une voie de compréhension de l’époque, ainsi qu’un moyen de résistance organique à la dislocation et l’aliénation propres à cette époque.

Deux créations vont émerger de ce laboratoire :

  • Sans Ombre, prochaine création de la Cie Théâtre Inutile, programmée à la Maison de la Culture d’Amiens le lundi 27 février, mardi 28 février et mercredi 1er mars 2017.
  • Un ouvrage, dont le nom est à définir, écrit par Bastien Cany, qui retracera l’histoire de ce laboratoire et mettra en avant nos problématiques de recherche.

Miguel Benasayag axe ce dernier séminaire sur les notions de rites et de rythmes.

Le rite.

Le rite est quelque chose dans lequel l’homme est capturé sans pouvoir dire pourquoi il l’est, d’où ça vient, à quoi ça sert et pourquoi il le fait. Le rite, qu’il soit intime, culturel ou collectif, est quelque chose qui nous constitue, qui nous structure.

Nous prenons comme exemple les indiens Quechas et Aimaras du nord-ouest argentin qui se préparent pendant des mois et partent deux à trois fois par an dans la montagne afin d’effectuer des rites. Ce n’est pas un spectacle destiné aux humains mais un spectacle pour l’univers, une recherche d’harmonie universelle. On ne peut pas leur demander pourquoi ils font ça, mais ils sont indiens parce qu’ils font ça, ces rites sont constituants de leur identité indienne.

Nous parlons également des carnavals du Moyen-âge, lieux de débordements, d’orgies, d’inversion de l’ordre cosmique représenté par le seigneur ou le clergé.

Nous évoquons ainsi le film Orfeu Negro qui revisite le mythe d’Orphée et d’Eurydice en le transposant de Thrace à Rio de Janeiro pendant le carnaval.

Il n’y a pas de raison apparente, il n’y a pas de pourquoi.

Dans le monde digital ou postmoderne, on folklorise le rite, on le désacralise, on le déterritorialise. « Faire le café » (en tant que rite) n’a plus d’importance, on veut juste « boire le café ». Les injonctions du « toujours plus vite » et du « toujours plus neuf » propres à l’époque actuelle sont totalement antinomique au rite qui porte dans son essence des principes ancestraux de répétition et de perte de temps.

Nous citons Marcel Proust : « les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances ».

Le rythme.

Le rythme renvoie à l’horloge biologique : le vivant existe dans des rythmes qui lui sont propres. Or l’objectif de la recherche techno-scientifique dans notre époque hypermoderne et d’accélérer ces rythmes, ou pire de les casser. On cite, par exemple, les recherches de la NASA pour diminuer le temps de sommeil, le moyen de multiplier les récoltes dans l’agro-industrie, ou encore les études afin de vaincre le vieillissement et la mort.

Rites et rythmes.

Il existe un rapport de dépendance mutuelle entre le rite et le rythme : faire le café est aussi important que boire le café. Le rite n’est presque pas du récit, presque pas du symbolique : c’est une interface très collée avec un rythme biologique.

Nous citons ces études menées avec des chiens qui consistent à supprimer le comportement de tourner sur eux-mêmes avant de se coucher, rituel a priori inutile. La suppression de ce comportement a mené, suivant les chiens, à des phénomènes de dépression, de maladie, ou de mort.

Il existe un rapport transductif (et non traductif), ou encore de consonnance, entre le rite et le rythme.

Le projet de la modernité, cartésien, rationnel, était de supprimer les rites : on voulait du « pourquoi », on voulait pourvoir tout expliquer.

Aujourd’hui, le projet postmoderne est de disloquer les rythmes, considérés comme une perte de temps. C’est cet « homme abstrait » dont parle Marx dans La question juive, un homme vide, déterritorialisé, esclave de son noyau constitutif, victime de la destruction des rites et des rythmes.

Dans le travail artistique, les enjeux de l’époque se manifestent dans cette interface entre les rites et les rythmes. C’est une zone de production et de reproduction de l’imaginaire collectif. C’est une zone de production du nouveau.

Le potlatch

Il existe un rite fondamental partagé par toutes les cultures : le potlatch (du chinook amérindien signifiant « donner »). le potlatch est un comportement culturel, souvent sous forme de cérémonie plus ou moins formelle, basé sur le don. Plus précisément, c’est un système de dons / contre-dons dans le cadre d’échanges non marchands. Une personne offre à une autre un objet en fonction de l’importance qu’elle accorde à cet objet (importance évaluée personnellement) ; l’autre personne, en échange, offrira en retour un autre objet lui appartenant dont l’importance sera estimée comme équivalente à celle du premier objet offert.

Le potlatch renvoie en philosophie à la notion de dépense pure (cf Marcel Mauss). C’est un processus placé sous le signe de la rivalité : il faut dépasser les autres dons. Or donner donner plus que ce qu’on reçoit renvoie à la notion de sacrifice (cf René Girard), et avec elle une forme de destruction.

On retrouve une réminiscence de cette pratique rituelle au moment de Noël : il faut qu’il y ait plus de nourriture que ce qui est possible d’en manger, et donc en jeter, en « sacrifier », devenue inutile.

Cette part d’inutile renvoie à la base de la vie, qui est la perte : nos cellules meurent et se renouvellent tout au long de notre vie, à l’opposé de l’artefact qui préserve ses parties. Cette part d’irrationnel qui caractérise notre société – destruction de la planète, gâchis de la nourriture, abondance d’équipements, … – nous condamne à un sacrifice généralisé tout en croyant refuser le sacrificiel (et donc l’inutile). Mais c’est un sacrifice non-ritualisé, un sacrifice barbare.

Dans notre problématique, là où l’espace social de l’art nous apparaît comme inutile, caché, rituel, à l’opposé le divertissement se présente comme une tentative utilitariste, et donc barbare, de coloniser cet espace. C’est le geste brutal de la question : « à quoi ça sert ? » (comme on le retrouve par exemple dans la pédagogie par compétence).

le sentiment océanique de la vie …

Le sentiment d’être traversé par quelque chose constitue le sentiment océanique de la vie (pas « ma » vie mais « la » vie). C’est cette « joie » exprimée par Spinoza. Vivre sa vie, c’est frôler le danger en suivant son chemin, c’est ce sentiment d’être au-delà des limites, un sentiment d’éternité (et non d’immortalité). La vie me traverse et je suis traversé par la vie : elle ne m’appartient pas, j’accepte le cycle de la vie, comme le cycle de mon environnement, de la planète.

face à la désublimation répressive.

Or aujourd’hui le divertissement propose un ersatz de vie. C’est cette désublimation répressive dont parle Marcuse dans l’Homme Unidimentionnel : Dans la société capitaliste, l’art a pu être un élément de subversion en permettant au sujet de s’abstraire de la dure réalité, et de le faire rêver à un idéal. La distanciation artistique est certes une aliénation, au sens où elle ne résout rien, ne permet pas de changer la société, de réaliser l’idéal. Mais il est un endroit où le désir et les rêves peuvent éclore.

Chez Marcuse, la sublimation est souvent répressive dans notre société technologique : L’art devient rempli d’images du quotidien, et ne permet plus la distance critique. Tout trouve sa « solution technique ». Le monde tend à devenir unidimensionnel. On trouve le même phénomène dans la sexualité : alors que celle-ci est censée être « libérée », alors que la sexualité n’est plus un tabou, la jouissance à tous prix encouragée restreint finalement l’activité libidinale. « L’érotique se restreint à l’expérience et à la satisfaction sexuelles ». Par la perte de sublimation, on perd conscience des désirs réellement subversifs. Ce processus se généralise, et tout ne devient qu’un enchainement d’opérations du quotidien : la réalité n’a plus qu’une seule dimension.

Esthétique du déséquilibre

Face à l’infini du divertissement tout comme l’infini possible de la machine, nous affirmons la finitude radicale du vivant, et avec elle un rapport direct, via la forme et la production de formes, aux problématiques de l’époque. Nous parions sur le fait que le théâtre est un art en mouvement de création collective et en situation. Nos pratiques sont en déséquilibre. Nos pratiques sont transgressives et elles nous convoquent à un endroit donné à un moment donné pour une expérience collective.

Le théâtre est un art du présent. Il n’est pas une promesse à venir.

Le théâtre est un art du réel, et non de la virtualité.

Le théâtre est un art du concret, et non de la transcendance.

Le théâtre est un art de la partie, du corps sans organes, et non du tout en tant qu’organe sans corps.

Le théâtre est un art du conflit, et non de l’affrontement..