
Le laboratoire art et époque est piloté par La Compagnie Théâtre Inutile et Miguel Benasayag.
Séminaire – 5 octobre 2015
Pour la première partie de ce premier séminaire de la saison 2015-2016, nous nous intéressons à la question des liens. Ils sont importants car ils déterminent la relation qu’entretiennent les hommes entre eux, les hommes avec leur écosystème, et les hommes de génération en génération. Et ces liens sont difficiles.
La question du lien revient à celle de comment créer de l’homogène avec de l’hétérogène (c’est d’ailleurs la préoccupation de l’amibe ou des mammifères vivants) : comment faire système ? comment faire homogène ? comment faire convergence ?
Notre époque est plutôt une époque homogène où tout est lisible. Il n’y a pas de conflit, de contradiction, mais des oppositions en blocs.
Pour nous aider à répondre, nous nous intéressons à deux philosophes : Leibniz et Spinoza.
Pour Leibniz, il existe deux types de liens :
– les liens concrets
– les liens subtils
Le feu rouge, exemple.
Prenons l’exemple du feu rouge, celui devant lequel on s’arrête en voiture (ou en vélo).
Le feu rouge peut être considéré comme un mur : on ne peut pas passer et c’est tout. C’est impossible. Il y a ici un principe d’identité essentielle, c’est-à-dire que ce feu rouge porte dans son essence un principe d’impossibilité.
Dans ce cas, nous parlons de liens concrets: il y a des possibles, et des pas possibles. Ces liens concrets sont une essence.
Considérons maintenant ce feu rouge comme une indication. Certes c’est dangereux de traverser, et ce feu est là pour nous l’indiquer, mais c’est possible (par exemple, il n’y a pas de voitures). A l’impossibilité du feu rouge comme mur se substitue ici une possibilité bornée par des limites : nous parlerons de compossibilité. Ce sont des liens subtils. La compossibilité indique que quelque chose est impossible suivant un contexte, suivant le monde (ou l’époque )dans lequel cette impossibilité se pose.
La croyance de notre époque postmoderne se résume à un « tout est possible », notamment à travers l’hybridation. Une des raisons est que cette croyance s’exprime par une construction par rapport à l’identité, c’est-à-dire une forme de fusion entre le sujet et son prédicat (le prédicat étant le déploiement de l’activité du sujet). L’identité devient le seul mode d’existence, hors de toute complexité. En séparant le sujet de son prédicat, on met de côté les liens subtils, on supprime les affinités électives (pour une logique du profil, de la liste).
Exemple du serveur de café sur la question de l’identité : Jean-Paul Sartre, L’être et le néant.
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse.
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. (…)
Mais c’est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. (…)
Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation. (…)
Mais précisément si je me le représente, je ne le suis point, j’en suis séparé, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis. (…)
Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café. Mais si je le suis, ce ne peut être sur le mode de l’être-en-soi. Je suis sur le mode d’être ce que je ne suis pas. »
La chute, d’Albert Camus, exemple.
Le roman de Camus est le témoignage d’un homme, Jean-Baptiste Clamence, dont la vie est bouleversée lorsqu’il n’apporte aucun secours à une jeune femme sur le point de se noyer, sous un pont de Paris. Dès lors, Clamence débute sa « chute » : il prend lentement conscience de l’inanité de son comportement passé, qui lui devient très vite de plus en plus insupportable.
La relation entre possibles et compossibles est ici la suivante. Il est « possible » d’entendre un « plouf » et de passer son chemin mais la dimension « compossible » est qu’on va s’en vouloir toute sa vie de n’avoir rien fait.
Chez Spinoza, ces liens s’expriment en termes de signes (symboles) d’une part, et d’expression d’autre part.
Par exemple, la Loi n’est pas un signe (même s’il est consensuel, c’est-à-dire accepté par tous), mais l’expression d’un rapport. Autrement dit, une indication.
Les rapports de compossibilité expriment quelque chose aujourd’hui qui n’est pas du blabla, et c’est ça qui est difficile à voir aujourd’hui.
Autre exemple :
« Ne traverse pas la rue ». Cette injonction, pour un enfant, n’est qu’un signe, autrement dit du blabla. Mais pour un adulte, elle est une expression, car elle porte en elle « ne traverse pas la rue, car sinon tu vas te faire ratatiner ».
L’expression du lien subtil se vérifie ici encore avec la chute de Camus : Je peux laisser se noyer quelqu’un, c’est possible. Mais si je le fais, je ne suis plus moi, je perds ma puissance d’agir
La deuxième partie du séminaire est consacrée à un retour sur les dernières expériences des précédents labo-plateaux.