
Le laboratoire art et époque est piloté par La Compagnie Théâtre Inutile et Miguel Benasayag.
Séminaire – 7 décembre 2015
Les liens subtils.
Nous commençons par rappeler de la problématique centrale de notre époque, à savoir l’incapacité à comprendre les liens subtils, les liens organiques. On entend par cette expression de liens subtils ceux qu’on ne peut pas modéliser dans un modèle digital, qu’on ne peut pas comptabiliser. L’hypothèse centrale de la recherche scientifique est que tout est information, donc tout est quantifiable, comptabilisante, modélisable.
Prenons l’exemple du chien : On pourrait dire qu’on peut remonter un chien après l’avoir démonté dans la mesure où on a créé un modèle digital du chien. Il s’agit de recueillir toues les informations du chien, les modéliser, et ensuite étudier les mystères du chien à l’intérieur du modèle. Et c’est ce modèle qui prévaut aujourd’hui, et qu’on appelle la « paillasse sèche » (l’avantage de la simulation digitale est qu’il n’y a plus besoin de torturer les animaux. Or, ce que nous appelons les liens subtils ici est qu’il y a quelque chose de non-calculable chez les vrais chiens, et que ce n’est pas un détail ! Nous reparlons brièvement de cette expérience sur les chiens auxquels on empêche de tourner sur eux-mêmes avant de se coucher, et du résultat désastreux engendré par cette interdiction.
Alan Türing disait que le calculable se calcule sur une base de non-calculabilité, et Giuseppe Longo dit que mêmes les mathématiques ne sont pas toutes calculables.
Nous évoquons alors le premier séminaire et l’exemple du feu rouge par rapport au mur. Le feu rouge donne une (vague) indication. Il est impredictible, situationnel : c’est possible de passer en théorie, mais compossible en pratique.
Le mur par contre est modélisable, calculable, prédictible.
Or tous les efforts de la recherche aujourd’hui consistent à rendre prédictible la « situation feu rouge ».
C’est ainsi que Google a établi un programme de prédictibilité du divorce en étudiant les mouvements de carte bancaire, et la fiabilité de ce programme est estimée à 85 %. Ici on ne tient pas compte des liens subtils qui peuvent provoquer les causes des divorces mais on se base uniquement sur une série de comportements prédictibles.
Nous citons Jean Petitot, épistémologue (qui fait partie du groupe des 10 composé, entre autres, de Michel Rocard et Edgar Morin) : selon lui, et pour tout biologiste actuel, il n’y a pas d’exception ontologique du vivant mais un saut dans la complexité moléculaire. On passe ici d’un monde de l’Ego à un monde LÉGO, la réalité étant trop complexe, une efficacité computationnelle directe se substitue au sens et à l’imaginaire. Autrement dit, il faut arrêter de penser en termes de concepts mais en termes d’algorithmes.
Nous prenons l’exemple de la grenouille : elle n’existe pas (ontologiquement parlant) mais elle est le résultat d’une série de processus, comme ces processus rétinaires qui lui permettent de tirer la langue quand elle repère des petits points noirs.
Un autre exemple, la bio-chimie de l’amour : l’amour existerait grâce à une série de mécanismes tels que les ocytocynes, ces hormones qui provoqueraient l’attachement. Il ne s’agit pas ici d’ensembles organiques mais de mécanismes disloqués qui existent par eux-mêmes.
Cette entreprise de sape des liens organiques résulte d’une tentation platonicienne depuis que l’humain est humain : en finir avec le corps. On voit bien, en suivant les grandes révolutions que sont l’apparition de la langue, puis celle de l’écriture, et enfin le processus de digitalisation actuelle, que nous nous dirigeons du corps vers le non-corps. Vouloir en finir avec le corps, c’est la tentation d’une nouvelle transcendance, celles de l’abandon de la douleur, de la souffrance, de la maladie, bref de la corruptibilité des corps.
La réalité quantique.
La découverte de la physique quantique au début du XXè siècle marque une révolution majeure dans le monde du mesurable, du quantifiable. Auparavant, dans la science dite galiléenne, l’effort était concentré pour établir des chaines de causalité, des chaines logiques, et il n’y avait de science que celle mesurable. Or la physique quantique pose des principes d’indétermination, comme si la nature jouait aux dés, et dit : « ce que tu veux mesurer n’existe pas ! »
Nous prenons l’exemple de la pêche pour illustrer les deux conceptions : dans la physique newtonienne (physique des corps), si je pêche et que je sors un poisson, c’est parce qu’il y avait un poisson dans le lac. En physique quantique, c’est parce que je mets ma ligne dans dans le lac que se matérialise un poisson.
Dans ce monde du tout mesurable, du tout quantifiable, on se rend bien compte qu’il y a un problème. Nous terminons cette séance en rappelant l’exigence d’une « pensée-feu rouge » (indication) plutôt qu’une « pensée-mur » (quantification), à savoir une pensée dynamique structurée par des liens subtils. Et de rappeler qu’au théâtre il existe un lien subtil de base, celui de poser une ligne rouge au sol et de dire : « je suis dans mon château d’Irlande ».